« J’avais tout juste 31 ans lorsque j’ai décroché mes galons de lieutenant de police. Sorti parmi les premiers de l’école de police, j’ai pu choisir mon affectation et j’ai tout naturellement choisi la Crim’ et le SRPJ Strasbourg.
J’avais rencontré trois ans plus tôt, sur les bancs de la fac de droit, une fille qui me plaisait bien et visiblement c’était réciproque. On a fait les présentations à nos parents qui, par un heureux hasard, se connaissaient déjà. Le père de Frances dirigeait une petite importante société de sécurité privée et mon père lui sous-traitait le gardiennage des salles de spectacle dont il était le propriétaire, il lui confiait aussi le service d’ordre des meetings politiques de ses relations. Ses activités ne se bornaient malheureusement pas qu’à cela, mais le reste je ne l’ai appris que trop tard.
Frances était retournée travailler dans l’entreprise familiale après sa licence de droit, aussi, un mois tout juste après ma promotion je ma mariais avec elle sur le parvis de l’hôtel de ville de Strasbourg. Toute la brigade était là, grand uniforme et gants blancs à nous saluer. Il y avait aussi quelques amis et relations de mon père et du père de Frances. J’en connaissais quelques-uns pour les avoir rencontrés à la maison ou au boulot mais la plus grande partie d’entre m’étaient inconnus, parmi eux plusieurs hauts gradés de la police et quelques noms de la politique locale. Mon père était commissaire aux mœurs, avant de prendre sa retraite, et il avait gardé de nombreuses relations dans la Maison.
Neuf mois plus tard, nous annoncions la naissance de Félicia, une gamine adorable qui avait hérité la beauté de sa mère. J’étais le plus heureux de hommes : j’avais le job de mes rêves, flic, la plus belle des femmes et une gamine ravissante. Je bossais dur, souvent je ne rentrais pas le soir à la maison pour boucler une affaire mais Frances comprenait. Jamais elle ne s’est plainte.
Puis mon père est mort, emporté par une cirrhose, c’était quelques années après la naissance de Félicia. Je la revois encore toute petite sous la pluie dans le cimetière au milieu de tous ces flics et ses politicien venus saluer une dernière fois le Vieux Pradel. C’est comme ça qu’ils l’appelaient, sans doute pour ne pas le confondre avec moi. On a hérité de son appartement, quartier des Contades et on est allé s’installer là-bas, moi Frances et la petite.
L’année suivante, j’étais promu capitaine. J’avais ma propre équipe, des gars sérieux et dévoués qui ne rechignaient pas à la tâche et nous avons fait quelques belles arrestations dont certaines ont même fait la Une des journaux. J’aimais cette vie gavée d’adrénaline et j’en voulais toujours plus alors j’ai fait une demande pour être muté à la BAC. Mais ma demande n’a pas abouti. Sur le coup j’ai été un peu déçu : tout m’avait jusqu’alors réussi. Mais bon, je restais à la Crim’ avec mon équipe, c’était déjà pas mal.
Puis j’ai eu ma première grosse affaire. Elle aurait logiquement dû revenir aux mœurs mais c’est moi qui en ai hérité. Une gamine avait été retrouvée salement amochée sur les Quais Pasteur, une tapineuse venue des pays de l’ex-Yougoslavie comme il y en avait beaucoup à l’époque. Aujourd’hui, j’ai entendu dire qu’elles ont migré Boulevard de la marne pour pas faire peur aux rupins. Là où faisait tâche, c’est que la gamine avait été retrouvé dans le bas-côté à à peine 100 mètres du collège Pasteur par un groupe de gamins qui séchaient les cours. Les politiques s’en sont émus et l’affaire a fini sur mon bureau. La fille était connue pour faire le trottoir le long des quais à l’extérieur de la ville. La municipalité les avait relégués là pour ne pas qu’elles effrayent les touristes venus visiter la Cathédrale. Elle appartenait à un réseau tenu par un petit proxénète qui avait déjà été arrêté plusieurs fois et reconduit à l a frontière mais il parvenait chaque fois à revenir et avec de nouvelles filles.
On a donc commencé à interroger les filles qui faisaient le trottoir avec elle mais là on a fait chou blanc : soit elles savaient quelque-chose et ne voulaient rien dire, soit elles ne savaient rien, qui sait ? Au bout de deux ans à interroger les filles, on n’en savait à peine plus qu’au premier jour. On connaissait tout juste son nom, Tania, et celui de son mac, un certain Youri. Mais Youri était en cabane, en attente de son jugement pour une affaire de stup. Il était hors de cause.
On a donc changé de braquet et on a décidé de monter des planques dans le quartier, histoire de voir ce qui en sortirait. On a installé un fourg’ sur les quais, à côté du collège et on s’y est relayé à tour de rôle. Les premières semaines, on n’a rien vu qui sortait de l’ordinaire : les clients étaient souvent de pauvres types venus chercher un peu de chaleur humaine auprès de filles faciles. Ils s’arrêtaient, discutaient 5 minutes les tarifs et les prestations et repartaient avec une fille, rarement deux, un peu plus loin dans un petit hôtel où Monsieur payait une chambre pour la nuit et repartait ½ heure plus tard après avoir conclue sa petite affaire. Si une fille tardait trop à descendre, le veilleur montait, frappait à la porte et chassait le pot de colle. L’affaire était bien rodée.
Puis, aux alentours de la mi-février, on a vu débarquer de grosses berlines sur les quais. Les filles se tassaient autour d’elle comme des groupies autour d’une popstar. Les voitures s’arrêtaient quelques minutes embarquaient souvent plusieurs filles à la fois et filaient sans demander leur reste. On ne revoyait les gamines souvent que plusieurs jours plus tard. Malheureusement, impossible de reconnaître le chauffeur ou le passager, les vitres étaient teintées. Du coup on a commencé à relever les immatriculations… et c’est là que les emmerdes ont commencés.
Au début, ça n’avait l’air de rien : des amis de mon père ont commencé à se souvenir de moi. Ils avaient un abonnement pour l’Opéra du Rhin mais pas le temps pour y aller alors ils nous offerts des places pour Wagner, Fidelio, Verdi, toujours bien placées, au parterre ou dans les loges. Ça faisait plaisir à Frances et à la petite et sa compensait mes absences. Puis un autre avait un chalet de montagne dans les Alpes Suisses, pourquoi ne pas y emmener la petite une semaine ou deux, l’air de la montagne lui ferait tellement du bien. Mais un jour l’un d’eux est venu me demander d’« oublier» que j’avais vu une plaque. C’était la plaque de l’une des grosses Mercedes que l’on avait vu plusieurs fois de suite ramasser des gamines sur les quais. Certaines d’entre elles revenaient un peu amochées mais aucune n’a voulu déposer. Elles quittaient les Urgences dès qu’elles nous voyaient arriver et on les retrouvait rafistolées sur le trottoir quelques jours plus tard. Du coup j’ai commencé à gamberger et ça a fait tilt. La gamine du Quai Pasteur devait être une cliente de la Mercedes, elle avait dû être ramassée sur le quai quelques temps plus tôt et pour une raison inconnue – sans doute le client voulait-il des prestations spéciales – elle avait rouée de coups, lardées et abandonnée morte sur le bas-côté.
J’ai aussitôt demande au proviseur du collège s’il avait une vidéo-surveillance qui surveillait la rue, en face du collège et, la chance était avec moi, non seulement il en avait une mais en plus il conservait bien précieusement les bandes à cause des dealers qui sévissaient dans le quartier. Avec les collègues, on a visionné la vidéo du jour où la gamine avait été retrouvé. On y voyait les trois gamins faire le mur du collège, remonter la rue puis s’arrêter pile à l’endroit où le corps à été retrouvé avant de repartir en courant vers le collège. Ces trois-là ont dû avoir le compte d’émotions ! On a alors remonté le temps, minute par minute, heure par heure à partir du moment où la fille a été découverte et là, BINGO ! Trois heures plus tôt, la même Mercedes noire, vitres teintées, les mêmes plaques que Ducon m’avait demandé d’oublier, qui s’arrête sur le bas-côté, la porte passager s’ouvre et une forme en tombe roule dans le fossé. L’affaire était dans le sac, restait plus qu’à trouver le nom du propriétaire et lui passer les pinces.
Un petit tour au fichier des cartes grises… et le ciel m’est tombé sur la tête. Le propriétaire de la Mercedes était une société d’événementiel qui proposait à une clientèle fortunée une visite guidée et personnalisée de la ville et son propriétaire n’était autre que mon beau-père ! Abasourdi, j’ai tout de suite filé à la maison demander des comptes à Frances. Elle m’a juré sur la tête de notre fille que ça n’était pas possible, que ça devait être une erreur. Elle était la conseillère juridique de la société, alors s’il y avait eu un usage frauduleux des véhicules de la société, elle en aurait été informée. Elle m’a demandé 24 heures pour vérifier. Je lui ai fait confiance, j’ai été con. Le lendemain matin, un équipage BAC signalait la Mercedes désossée et incendiée dans la Citée nucléaire à Kronembourg. J’en ai aussitôt informé mon commissaire en ne lui cachant rien ni de mon beau-père ni de Frances et l’enquête m’a été retirée sur le champ. Quand je suis rentré à la maison, Frances était partie avec notre fille et une bonne partie de nos économies, sans laisser d’explication. Le lendemain, la brigade financière et les mœurs venaient perquisitionner les bureaux de l’entreprise du beau-père, saisissaient les documents et passaient les menottes à Frances et son père. Moi j’ai pris un avocat et demandé le divorce.
Le lendemain de l’arrestation, j’ai reçu une convocation des bœuf-carottes : ils voulaient juste m’entendre sur le déroulé de l’enquête. Mon cul, ils avaient déjà saisi tous les procès-verbaux d’enquête ainsi que mes notes et les relevés de plaque. Je m’y suis rendu quand même, accompagné de mon délégué syndical. Là dans le bureau en face de moi, il y avait Frances entouré des inspecteurs. Elle avait déjà bavé tout ce qu’elle avait pu et pour moi ça a été le coup de grâce. Elle avait été raconté aux bœuf-carotte que son père n’avait fait que reprendre les parts de l’entreprise de mon paternel – ils étaient associés, tu te souviens – mais qu’il ignorait tout des activités illicites de ses voituriers, tout comme elle d’ailleurs. Le réseau de prostitution était l’œuvre de mon père, vous pensez, il était commissaire aux mœurs, alors il n’avait qu’à se servir !
Mon père avait toujours été un modèle pour moi. C’est lui qui m’a élevé seul quand ma mère est morte en couches, c’est pour lui ressembler que je suis entré dans la police ! Alors qu’on me le présente comme un mafieux, un proxénète ! Non, c’était impossible. L’IGPN m’a demandé si j’étais au courant des agissements de mon père, bien sûr que non ! Ils ont eu l’air de me croire car ils m’ont laissé repartir.
Le soir même, j’ai acheté une bouteille de Klan Cambell dans une supérette du quartier et je l’ai bu d’une traite sur le siège passager de ma voiture. En reculant, après, j’ai défoncé la vitrine de la superette. Il parait que j’aurai même menacé le gérant avec mon arme. Moi, tout ce que je me souviens, c’est que les Bœuf-carottes m’ont retrouvé deux heures plus tard dans le bureau du paternel, au milieu des dossiers secrets de mon père. J’étais ivre et j’avais mon flingue à côté de moi.
J’ai été suspendu le temps que la commission disciplinaire statue sur mon cas. Comme ils ne parvenaient pas à me mettre le trafic de mon père sur le dos, ils m’ont crucifié pour l’incident de la superette. J’ai été rétrogradé lieutenant et muté à l’antenne de Mulhouse et, ironie de l’histoire, comme ils se sont souvenus de la demande que j’avais faite pour être affectée à la BAC de Strasbourg, ils m’ont muté à la BAC Mulhouse. Naturellement, à mon arrivée, la rumeur que j’étais le fils d’un ripou avait filtré et de fils de ripou à ripou il n’y a qu’un pas que beaucoup de mes nouveaux collègues se sont empressés de franchir. J’étais non seulement un ripou mais aussi un alcoolique. J’ai eu le droit à la totale : le rat crevé sur le bureau, les tags sur la voiture, les fausses alertes pour m’envoyer dans les quartiers les plus pourris de la ville. Un jour où j’ai particulièrement bourré, ils ont même remplacé les munitions de mon arme par des munitions d’exercice, des balles à blanc. Je ne m’en suis aperçu qu’une fois de retour au poste quand j’ai vidé le chargeur. Ce jour-là, j’avais été envoyé en patrouille dans le quartier Brossolette, un quartier ZUP particulièrement sensible. En cas de coup dur, je n’aurais même pas pu couvrir mon équipier, un jeune lieutenant tout juste débarqué. Je me souviens que ce jour-là il avait été affecté à mon équipage à l’occasion d’un stage de sensibilisation culturelle, une façon qu’a trouvé la maison pour pallier les carences d’OPJ dans les quartiers sensibles, en y envoyant les bleus. Je me souviens de lui, il s’était entiché d’une assistante sociale qui travaillait parfois dans l’association de Valérie. Il a vu dans quelle merde j’étais et m’a présenté à Valérie. Elle a fait pression pour que je sois muté dans un autre commissariat où ma réputation ne serait pas salie, est devenue ma marraine des alcooliques anonymes et j’ai pu remonter la pente… Je n’ai plus retouché à l’alcool depuis. »